Texte Hélène Gaudy

À l’automne 2016, Hélène Gaudy a été accueillie au Musée Rabelais, pour un séjour littéraire (organisé en partenariat avec CICLIC) afin de découvrir les lieux et d’en faire sa source d’inspiration. Elle s’est particulièrement intéressée aux traces de la présence de Rabelais dans la Maison de La Devinière et a composé La maison est un peu étroite pour tant de monde. L’auteure est revenue au printemps pour partager ce texte inédit avec le public.

Présentation de l’auteur

Hélène Gaudy est l’auteur de romans dont certains ont fait partie des sélections des prix littéraires. Vues sur la mer (Les Impressions nouvelles, 2006) a été en lice pour le Prix Médicis. En 2019, Un monde sans rivage (Actes Sud)
fait partie de la sélection pour le prix Goncourt.
Elle est aussi l’auteur de nombreux livres jeunesse parmi lesquels la série Lubin et Lou, les enfants loups-garous, ou les très beaux Je veux enlever la nuit (avec Simone Rea, Cambourakis, 2015) et Mon tout petit pays (avec Anne Beauchard, Cambourakis, 2016)

Son texte est téléchargeable ici
et écoutable (lu par Hélène Gaudy) ici

Une maison d’écrivain, c’est d’abord une absence — il a laissé la maison vide, à nous de l’investir. Alors, on regarde. On cherche. On tente de saisir quelque chose qu’il aurait laissé pour nous, que nous pourrions encore lire.

En marge du texte, vous pouvez découvrir ci-après son rapport à Rabelais, à la Renaissance et ses impressions de visite à La Devinière. 

  • RABELAIS 1 – Rabelais est un souvenir d’enfance.

Rabelais est un souvenir d’enfance. Je n’ai à cette époque-là pas lu ses livres en entier, plutôt des extraits, des incursions — mais la porte est restée entrouverte. Le Moyen-Âge et la Renaissance, comme beaucoup d’enfants, me fascinaient. Je rêvais de machines à remonter le temps. Je me souviens surtout d’un fourmillement, que l’on retrouve chez Bruegel, chez Bosch. J’avais l’image d’une multitude de personnages.
 

Gargantua donne naissance à son pays comme les enfants inventent des contrées imaginaires. La pisse de sa jument devient fleuve, le paysage sort directement du corps, il est l’œuvre de l’homme, à travers l’animal.

  • RABELAIS 2 – Relire Rabelais à La Devinière.

Relire Rabelais à La Devinière, ou dans la perspective de m’y rendre, c’est l’ancrer dans un paysage et, par contraste, dans une époque — puisque les changements du lieu ramènent aussi le texte à son temps.

En le relisant aujourd’hui, avant de me rendre au musée, je me suis rendu compte que les personnages n’étaient pas si nombreux que dans mon souvenir, les scènes, pas si foisonnantes. C’est sans doute aussi la langue, ce vivier extraordinaire de mots et d’expressions, qui m’avait donné cette impression. Elle crée cet effet de polyphonie, de cacophonie parfois. Dans mon imaginaire d’enfant, elle avait peuplé le monde de Gargantua et de Pantagruel bien plus qu’il ne l’était.

Aujourd’hui, je suis peut-être plus sensible à cette langue en elle-même. Avant, elle faisait tout à fait corps avec les personnages, le récit. J’écoute davantage ses consonances, ses particularités.

Cet écart entre cette langue et celle que l’on parle aujourd’hui, entre ce qu’a été ce lieu — La Devinière — et ce qu’il est maintenant, m’a ouvert de nouvelles perspectives : je ne lis plus les livres de Rabelais seulement pour ce qu’ils racontent, mais aussi pour éclairer le temps qui nous sépare de lui.

  • RABELAIS 3 – Retour vers les classiques.

J’ai une affection particulière pour les choses un peu sinistres mais ça n’exclut pas forcément l’humour, au contraire ! Celui de Rabelais, d’ailleurs, est souvent noir et franchement grinçant.

N’ayant pas fait d’études de lettres, j’ai eu très peu de lectures « obligées ». Je suis d’abord allée vers ce qui m’attirait le plus spontanément, essentiellement la littérature du XXe siècle et la littérature contemporaine. Mais, peu à peu, je retourne en arrière, je découvre sur le tard beaucoup de « classiques » que je ne vois sûrement pas de la même façon que si je les avais lus, étudiante, dans le cadre d’un corpus plus large. Ils s’inscrivent, au contraire, chacun dans une période de ma vie, avec lesquelles ils trouvent souvent des échos.

Puisque Rabelais revient maintenant, j’y cherche forcément des liens avec des questions que je me pose, des thèmes qui me concernent. C’est aussi là-dessus que j’écris : comment, en croyant travailler sur un auteur, on se retrouve parfois à éclairer des zones d’ombre qui nous appartiennent — et ce rire, ce grand rire étrange, perturbant parfois, en fait partie.

Les grands livres ont pour moi cet aspect poreux, mouvant. Ils changent sans cesse de forme selon la personne qui les ouvre, le moment et même le lieu où on les lit.

  • LA RENAISSANCE 1 – À cette époque-là, on est perpétuellement dans cette balance entre le réel et la fiction.

Cette époque est aussi celle d’un considérable élargissement du monde occidental, de ce qu’on a appelé « les grandes explorations ». Sur le plan iconographique, elle nous a laissé des merveilles, les cartes réalisées par les dessinateurs qui accompagnaient les équipages, enluminées de motifs qui disent autant l’envie de découvrir que l’ignorance qu’on avait encore des terres étrangères. Elles étaient peuplées de monstres, d’indigènes effrayants, d’animaux qu’on représentait en remplissant les vides de la mémoire.

À cette époque-là, on est perpétuellement dans cette balance entre le réel, nourri des avancées de la science, de la géographie, et la fiction, puisque la part d’ignorance a sans cesse besoin d’être comblée. L’invention de l’Utopie, des mondes imaginaires prend place dans cet entre-deux.

  • LA RENAISSANCE 2 – Notre façon de voir le monde vient en grande partie de cette époque-là.

En travaillant sur ces documents et sur les tableaux des artistes qui, à cette époque-là, glorifiaient la figure des explorateurs, j’ai pris conscience, aussi, de la dimension politique de tout voyage d’exploration, de la domination sans partage qu’a exercée l’Occident, de ce que la question du voyage, de l’autre, de l’étranger, est aussi presque toujours une affaire de pouvoir.

C’est aussi l’époque où s’installe le terme « paysage » — comment on se positionne par rapport à ce qui nous entoure, comment on le transforme, comment naissent les notions qui nous permettent de déclarer qu’un lieu est beau ou ne l’est pas, de démêler les rapports complexes entre l’art et la nature. Notre façon de voir le monde vient en grande partie de cette époque-là. À cet égard, cette littérature est un formidable laboratoire pour comprendre l’évolution de notre regard.

La maison est plusieurs maisons.
Celle, petite, des gravures anciennes — cette maison presque jouet qui tient entre deux doigts — puis celle qui gonfle sous la pression du récit pour accueillir milliers de soldats, quantité de cavaliers et d’armes, maison grosse d’aventures, sonnante du bruit des lames et du choc des épées.

  • LA DEVINIERE 1 – Le lieu est souvent le biais par lequel j’arrive à saisir quelque chose.

Je ne connaissais pas La Devinière mais la première fois que j’en ai entendu parler, j’ai eu très envie de la découvrir parce que le lieu est souvent le biais par lequel j’arrive à saisir quelque chose, l’angle que j’adopte pour écrire. Je suis incapable d’écrire sur un « sujet » ou un personnage s’il n’y a pas un lieu, qui me parle, où les ancrer. La visite de La Devinière me donne donc, tout naturellement, une entrée concrète dans l’univers de Rabelais.

J’aime cette idée que la maison est un point de contact entre Rabelais et nous. C’est tangible et cela me permet, aussi, de remonter à ma mesure dans le temps.

  • LA DEVINIERE 2 – Cette lumière vraiment particulière.

J’ai surtout souvenir de la lumière. Elle m’avait frappée, déjà, sur les images que j’avais vues, et je pensais qu’elle dépendait des circonstances, de la patience du photographe. Mais pendant les trois jours que j’y ai passés, elle était là, cette lumière vraiment particulière, chaude, orangée, très changeante. On peut se dire que Rabelais a vu la même lumière. C’est ce genre de points de contact qui permettent de rapprocher de soi un auteur, une œuvre, qui déclenchent une émotion, une écriture.

  • LA DEVINIERE 3 – On fabrique toujours les paysages des livres que l’on lit avec des fragments de lieux qu’on a connus.

La confrontation aux lieux d’écrivains révèle surtout notre besoin, pour comprendre un auteur, de partager avec lui, pour un temps, un territoire. Ils nous donnent un décor où ancrer un livre et un auteur, ou projeter nos attentes, les incarner. Une maison, c’est intime, c’est un éclairage quotidien, physique.

Avec le temps, ces lieux peuvent s’inviter dans la lecture. On fabrique toujours les paysages des livres que l’on lit avec des fragments de lieux qu’on a connus et souvent, ces lieux-là, ces maisons qui ont vu naître les auteurs ou les livres, deviennent des morceaux de décors qui se recomposent à la lecture.

Ce qui est aussi très révélateur, c’est la façon dont nous mettons ces lieux en scène. C’est très variable selon les lieux et les époques — on n’avait pas du tout la même façon de transformer un lieu pour aboutir à ce qu’on veut faire passer pour une forme d’authenticité dans les années 1970, par exemple, qu’aujourd’hui.

Mais au-delà de ces réflexions, il y a des choses qui vont davantage du côté de l’émotion, de ce qui passe, sans qu’on puisse toujours le contrôler, à travers les mailles — la lumière est de celles-là.

  • LA DEVINIERE 4 – À la Devinière, c’est l’œuvre qui est la première entrée.

J’ai surtout fréquenté les lieux de mémoire tout court, liés à la seconde guerre mondiale et à la Shoah, sur lesquels j’ai écrit dans mon dernier livre. Mais je me suis rendu compte, en visitant aussi quelques maisons d’écrivains ou d’hommes célèbres (le bureau de Schindler à Cracovie, la maison de Victor Hugo, celle de Giono…), qu’il y a souvent un point commun à ces lieux : donner l’aspect d’un lieu intime à un lieu public.

Dans certains, cette illusion est soigneusement entretenue : on « reconstitue » les traces de la vie, on pose un cahier ouvert sur le bureau, on fait tout pour laisser penser que celle ou celui qui a vécu là pourrait, d’un instant à l’autre, revenir. Mais la nécessité même de cette mise en scène souligne l’absence. Plus l’écrivain est loin de nous, plus il fait partie du « patrimoine », plus on multiplie les artifices, et plus il nous échappe.

J’essaie de voir ce qui surnage et ce qui, au contraire, est dérobé au regard et à l’émotion par une mise en scène trop prégnante.

À la Devinière, je n’ai pas senti cette volonté de reconstitution d’une intimité. C’est l’œuvre qui est la première entrée. Mais il y a, toujours, quelque chose qui flotte entre ces murs, dans cette lumière inchangée — un paysage fécond, ordonné comme une miniature, qui n’a besoin de rien d’autre pour nous parler.

  • QUELQUES AUTEURS – Quelle influence des auteurs du patrimoine littéraire ?

Elle est difficile à démêler. Les auteurs s’influencent les uns les autres depuis tellement longtemps ! Certains auteurs « classiques » en ont influencé d’autres, qui nous influencent à leur tour…

Après, il y a des rencontres avec des textes qui marquent durablement et dont l’influence est plus consciente.

J’ai longtemps été passionnée par la mythologie quand j’étais enfant — L’Iliade, l’Odyssée, les mythes grecs. Je leur dois peut-être un goût pour la construction de mondes, qu’ils soient réels ou imaginaires.

Bien plus tard, il y a eu Flaubert — sa langue m’a « parlé » à une époque de ma vie où je ne me serais pas forcément crue prête à l’entendre.

Puis Proust, qui m’a laissé, du fait aussi, certainement, de la longueur de La Recherche, des images particulièrement tenaces — il me semble que l’une des forces de la littérature est, ainsi, de dérouler sur des pages et des pages des impressions, des sensations que l’émotion comme la mémoire condensent en un instant. La durée de la lecture et de l’écriture, cette longue immersion, cette réintroduction du temps dans ce qui est de l’ordre de la fulgurance, les grave en nous très profondément.

J’aime ce temps que donne le texte. Je ne suis pas quelqu’un qui arrive à faire passer quelque chose dans l’immédiateté, la spontanéité. C’est pour cela que mon expérience de la photographie, même si elle est précieuse pour écrire, est toujours décevante. J’aime revenir, effacer, déplacer, reprendre. Pour moi, ce sont ces étapes, ce mouvement qui permettent de s’approcher de ce qu’on veut écrire. Et les livres qui se déploient lentement permettent, quand on les lit, d’expérimenter cela, physiquement.

  • LE TEXTE – Quand on est plongé dans un lieu, on a le sentiment qu’il ne sert à rien de le décrire.

Quand j’écris à partir d’un lieu où je ne reviendrai pas avant un certain temps, j’essaie toujours de prendre des notes, de garder vives des impressions. Quand on est plongé dans un lieu, il nous paraît unique, évident, on a le sentiment qu’il ne sert à rien de le décrire. Mais dès qu’on s’en éloigne, on comprend l’importance des notes les plus dérisoires. Elles sont des ancrages pour explorer, aussi, ce que le lieu devient avec le temps, la façon dont la mémoire le transforme.

Il est souvent difficile d’avoir une appréhension juste d’un lieu (surtout quand il est loin de nous, par son histoire, ou dans l’espace), mais on peut toujours explorer ces strates, la façon dont elles se superposent. Ainsi, on questionne aussi notre propre mémoire, la formation de nos images mentales. C’est dans ces métamorphoses qu’un lieu commence à nous appartenir ou à nous devenir, du moins, accessible.

  • LE COLLECTIFINCULTE – Une sorte de réseau humaniste de notre époque ?

Nous avons toujours eu, dans Inculte, la volonté de ne pas avoir d’école, de dogme, mais de tisser des affinités, un « réseau », oui, au sens premier du terme — ça circule et finalement, ça forme un tout.

Se nourrir des travaux des autres ouvre un espace qu’on n’aurait pas forcément investi seul.

Quand je suis arrivée dans Inculte, mon premier roman était tout juste publié, et le fait d’écrire dans la revue a vraiment élargi mon champ d’expériences. Cela a pris du temps — j’ai toujours des périodes de maturation assez lentes — mais cette écriture expérimentée dans la revue (qui se nourrit, aussi, d’histoire, de géographie, de politique, qui n’est ni vraiment théorique, ni vraiment fictionnelle), a fini, des années après, par me mener à la forme un peu particulière, entre récit et déambulation, de mon dernier livre. Cela m’a sortie de ce que je pensais vouloir faire, poussée à explorer des préoccupations que parfois je ne savais pas, jusqu’à tenter de m’en saisir, être aussi les miennes.

[ENTRETIEN RÉALISÉ PAR NATHANAËL GOBENCEAUX POUR LE MUSÉE RABELAIS LA DEVINIÈRE, FÉVRIER – MARS 2017]

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